Alexis Gautier au M
Pourquoi la collaboration est-elle si importante pour vous ?
« Pour de nombreuses raisons, toutes liées entre elles. Je crois en une vision polycentrique du monde, aux points de vue multiples et infinis. Cette approche me pousse à remettre en question ce que je sais et ma façon de comprendre le monde. Il s'agit d'être ouvert et même de rester vulnérable. »
« La collaboration soulève également des questions sur le concept d'auteur : à qui appartient cette voix ? En Chine, au IXe siècle, certains artistes traversaient les montagnes à la recherche de pierres pour les fendre en deux. La fracture faisait apparaitre une sorte de paysage qu'ils signaient de leur nom. Je pense que c'est une définition intéressante du concept d'auteur. »
Ceux avec qui vous travaillez se considèrent-ils comme vos égaux ? Suivent-ils leurs propres idées ou essaient-ils de comprendre vos intentions ou ce que vous attendez d'eux ?
« J'essaie d'être transparent. Je les mets en contact entre eux afin de créer un espace d'écriture collective. Je leur ai envoyé une description du musée, de l'espace, des autres œuvres et ainsi de suite. Il est important d'accepter la perte de contrôle, d'explorer un rapport de pouvoir réciproque. »
Mais l'exposition porte votre nom, l'initiative vient de vous, vous êtes le pivot de la collaboration. Cela vous confère une position spéciale, non ?
« J'ai peut-être le rôle de chorégraphe, assez proche des méthodes de Pina Bausch. En 2012, j'ai passé du temps avec sa troupe pour observer ses méthodes de travail. Sa façon d'accorder de la place aux intentions et aux voix des autres était très inspirante. Elle n'imposait pas de mouvements à ses danseurs, mais leur posait des questions. Chaque danseur avait le temps de formuler une réponse et de la danser pour elle. Puis suivait l’étape de sélection. Parfois, les propositions coexistaient sur scène, étaient doublées ou isolées... Son rôle était d'inviter d'autres personnes à faire entendre leur voix. Mais en même temps, tout le processus était un dialogue constant avec elle. »
Comment voyez-vous le rôle du visiteur ? Également comme co‑auteur ?
« Oui. Pour moi, le visiteur est au centre de l'œuvre. Je vois l'exposition au M comme une espèce de décor de film abstrait dans lequel il peut établir ses propres rapports entre les objets et construire sa propre histoire. Comme dit le poète américain C.A. Conrad : “Mille lecteurs, mille poèmes”. Chaque visiteur crée sa propre expérience, sa propre exposition. »
« Il y a quelque temps, j'ai eu une exposition au Island, un espace artistique à Bruxelles. J'avais construit un mur au milieu de l'espace, de façon à le diviser en deux parties égales. Le visiteur était face à deux portes closes, l'une à gauche et l'autre à droite. Sur la porte de gauche, il était écrit Told (Raconté), et sur celle de droite Shown (Montré). J'étais toujours présent dans la salle de Told. Lorsque les visiteurs y entraient, je leur donnais une visite guidée d'un espace vide et je leur parlais des objets présentés dans Shown. S'y déroulait alors une narration autour des matières utilisées, des individus qui avaient contribué à les réaliser, des idées à la base des objets, etc. Ceux qui avaient choisi le côté de Shown pouvaient voir les objets, mais dépouillés de mes projections, donc sans aucun texte ni explication. Je voulais que l'exposition n'existe pas dans l'une ou l'autre salle, mais dans l'espace d'échanges entre les visiteurs, dans les lacunes et les chevauchements de leurs expériences. »
Votre exposition au M repose-t-elle sur un tel concept ?
« Elle est conçue comme un récit de fiction écrit collectivement. Les co‑auteurs sont également les protagonistes, les personnages principaux. Les femmes indiennes, par exemple, ont fourni le story‑board. J'ai collaboré avec un groupe de céramistes chinois sur des sculptures qui servent de points de rencontre, presque de décors. »
« Le sol, tel un plateau de tournage, est né de la collaboration avec Richard Tuttle, un artiste américain aux œuvres le plus souvent minimalistes et poétiques. Pour cette exposition au M, je l'ai invité à être l'un des co‑auteurs et protagonistes. L'espace que nous utilisons était obscurci depuis des années pour les projections vidéo. Pour moi, il était important de faire entrer la lumière, mais aussi de rendre l'environnement visible pour rétablir la relation au monde extérieur. Après que l'espace ait été ouvert, j'ai invité Richard à créer une œuvre avec les fenêtres comme surfaces, comme matériau. Il a répondu par e-mail : “It could be paint, it could be a drawing, it could be the floor itself. Who knows?” (rires) »
« De cette réponse est née l'œuvre au sol : de grands cercles sur lesquels sont dispersés des fragments de terre cuite. C'est pour moi une réponse idéale, car elle élude la question et apporte une perspective complètement différente. Nous nous sommes donc retrouvés avec un sol qui a beaucoup plus de sens pour l'ensemble. Nous avons produit ainsi un plateau de tournage – un terrain fertile pour l'exposition. »
Plateau de tournage, accessoires, story-board, protagonistes... : vous utilisez des expressions empruntées au cinéma pour parler de votre exposition.
« Je m'intéresse à la narration et à la perméabilité entre fiction et réalité, à la manière dont les histoires sont créées et transformées. J'aime y penser en termes cinématographiques, mais je suis plus intéressé par l'idée de l'approche cinématographique que par le film même. Le fait de considérer les fenêtres comme l'objectif d'une caméra. L'espace d'exposition comme le corps d'une caméra, dans laquelle la lumière se déplace autour des personnes, qui à leur tour se déplacent autour des objets. Et comment tout cela est capté par nos yeux, qui peuvent aussi être considérés comme une caméra. »
Vous intitulez l'exposition L'Heure de la Soupe. Pourquoi?
« Pour moi, c'est un poème et on ne peut pas l'expliquer. Je veux laisser de l'espace pour le visiteur. »
Le M a soutenu des artistes émergents pendant le confinement en leur achetant des œuvres. Vous en faisiez partie. Comment l'avez-vous vécu ?
« Cela a été une période difficile pour tout le monde, y compris les artistes. C'est pourquoi l'engagement du M était d'une telle importance. Le M passe en souplesse d'expositions d'artistes internationaux à des expositions historiques et, surtout, offre une plateforme à une plus jeune génération. Et c'était aussi une excellente excuse pour venir au M et rencontrer tous les autres artistes ! »
Playgroundfestival: 11.11 - 14.11.2021
'L'Heure de la Soupe' de Alexis Gautier: 17.09.2021 - 20.03.2022