Leen Voet à M

Leen Voet à M

Atelier Leen Voet

© Eva Beeusaert voor M Leuven

Des peintures bariolées inspirées de thématiques comme les modèles de rôles, les rapports et les traditions qui sont à la base de la société : voilà comment on pourrait définir le travail de Leen Voet. À partir du 7 avril, M présente la toute première rétrospective personnelle de l'artiste. Une véritable révélation.

Atelier Leen Voet

© Eva Beeusaert voor M Leuven

Un rapport amour-haine avec la peinture

Leen Voet

La première salle propose la série de peintures « Je fais ce que je veux ». La Communauté flamande a acquis trois duos de cette série en 2021 et les a confiés à M en prêt à long terme. Ces œuvres ont une histoire particulière.

 

Leen Voet : « Le point de départ est une séquence d'une émission télé française des années 1960, “Rendez-vous avec…”. Jacqueline Joubert, la première présentatrice télé de France, y recevait chaque semaine un invité célèbre. Dans cet épisode, l'invité est Bourvil, un chanteur, humoriste et acteur très populaire à l'époque. Il chante une chanson légère sur le mariage, intitulée “Je fais ce que tu veux”. Le décor du studio se compose de six portes disposées en demi-cercle. Jacqueline Joubert, qui joue à l'actrice, est assise au centre. À côté de l'interprétation extrêmement drôle, j'ai été attirée par le grand nombre de portes et la manière dont Bourvil s'en sert. Il frappe à chaque porte, l'une après l'autre, en suggérant sur un ton badin que le mariage dont il est question dans la chanson n'est peut-être pas tout à fait monogame. Les portes deviennent ainsi un troisième personnage aux côtés de Jacqueline Joubert et de Bourvil. Leur rôle est renversé ; de passif, il devient actif. »


« J'ai repris l'agencement des six portes avec six toiles auxquelles j'ai donné la taille de Bourvil, 1 mètre 72. Le résultat rappelle des peintures abstraites, pas immédiatement identifiables. Au dos est inscrit à la peinture rose un couplet de la chanson, qui sert aussi de titre à l'œuvre. »

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Je fais ce que je veux #2
'Je fais ce que je veux #2', Leen Voet, 2019-2021, Collection Communauté flamande chez M Leuven © l'artiste, photo: Kristien Daem
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Je fais ce que je veux #4
'Je fais ce que je veux #4', Leen Voet, 2019-2021, Collection Communauté flamande chez M Leuven © l'artiste, photo: Kristien Daem
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Je fais ce que je veux #6
'Je fais ce que je veux #6', Leen Voet, 2019-2021, Collection Communauté flamande chez M Leuven © l'artiste, photo: Kristien Daem

« Pour chacune des six portes j'ai ensuite peint un tableau représentant une silhouette d'homme – Bourvil – ou de femme – Jacqueline Joubert, en référence à la logique binaire du mariage. Ainsi se sont constitués six duos où s'opère un glissement de l'individu vers l'objet et de l'activité vers la passivité. Trois de ces duos ont déjà été exposés à la Galerie Baronian à Bruxelles, mais la série intégrale sera visible pour la première fois à M. »


« Le titre de la chanson de Bourvil est “Je fais ce que tu veux”, mais je l'ai changé en “Je fais ce que je veux”. C'est un petit clin d'œil à ce qu'on appelle la liberté artistique. »

Couleurs « n'importe quoi »

« Je fais ce que je veux » illustre bien votre mode de travail préféré. Vous partez d'une donnée concrète, parfois même anecdotique, que vous transformez pour en arriver à un résultat résolument nouveau et personnel, souvent à mi-chemin entre art figuratif et art abstrait.
« La série “Bert Vandael” en est un autre exemple. Bert Vandael était l'un des enseignants des humanités artistiques que j'ai suivies à Turnhout. Chaque semaine il nous envoyait dehors pour peindre à l'aquarelle un paysage tel que nous l'observions ; c'est un exercice didactique classique. Mais après quelque temps, ennuyée par la routine, j'ai commencé à me permettre des variations. Une vue de village transformée en usine surmontée de cheminées fumantes, par exemple – je copiais cette dernière d'une photo. »


« Depuis 2016 je me suis mise à réinterpréter en peinture à l'huile cette série d'aquarelles des années 1980. C'est un processus de longue haleine, effectué en parallèle à d'autres travaux. Pour la série “Bert Vandael” j'ai décidé au préalable de l'élaborer entièrement à partir de dessins au trait géométrisés. Je colorie ensuite ces dessins en plusieurs teintes, puis j'y superpose des quadrillages et lignes de couleurs contrastées. C'est une recherche de figuration et d'une systématique, de codes visuels et d'une expression anti-picturale. »

Leen Voet, « #BVD #43 », 2017

Leen Voet, « #BVD #43 », 2017 © Leen Voet et Baronian, photo : Kristien Daem

Vous peignez souvent des aplats aux couleurs singulièrement vives, strictement délimités et dénués d'ombre. Comment choisissez-vous les couleurs utilisées ?
« Ce n'est pas pareil pour chaque série, le choix des couleurs dépend de sa nature. Pour “Bert Vandael”, par exemple, j'ai décidé de ne pas du tout me préoccuper du côté esthétique, du sens ou de la logique des couleurs. J'appelle ça des couleurs “n'importe quoi”. Les quadrillages que j'y superpose corrigent dans une certaine mesure le déséquilibre, mais par leur dynamique ils ajoutent aussi une tension graphique en rapport avec la couleur. »


« Pour la nouvelle série, “Bernard, Paul & Constant”, que j'ai réalisée pour l'exposition à M, je fais délibérément appel à une palette de couleurs réduite : le rouge, le jaune et le bleu, complétés par le noir et le gris. Ces couleurs primaires font référence au courant De Stijl, et par extension au modernisme. Je suis intéressée par le comportement possible d'une peinture, ainsi que par la façon dont un visiteur noue un rapport affectif avec l'œuvre à partir de ses connaissances et expériences préalables ; et aussi par le rapport entre l'abstraction et la figuration. »

 

Vous travaillez souvent par séries. Pourquoi cela vous semble-t-il important ?
« Justement en raison de cette tension entre l'image individuelle et la sérialité. Chaque œuvre possède sa propre identité, tout en renvoyant aux autres pièces de la même série. Ces deux facettes sont d'une même importance pour moi. »

 

À M seront aussi présentées des œuvres de la série « Alda & Armand ». Ce sont les prénoms de vos parents.
« “Alda & Armand” est une série de douze peintures inspirées de torchons à fleurs que mes parents avaient reçus en cadeau à une foire de l'alimentation dans les années 1970 ou 1980. Ces torchons gratuits m'intéressaient parce qu'ils m'évoquaient de bons souvenirs d'enfance ; mon père a uniquement voulu me les donner si j'en faisais des tableaux. J'ai peint trois versions de chaque torchon : une copie plutôt conforme, une version plus géométrique et une version peinte à traits plus gras. »

Leen Voet, vue de l'exposition « Alda & Armand », Baronian, Brussel, 2019

Leen Voet, vue de l'exposition « Alda & Armand », Baronian, Brussel, 2019 © Leen Voet et Baronian, photo : Isabelle Arthuis

Cas désespérés

La série “Sainte Rita”, des tableaux très colorés pour lesquels vous êtes partie d'intérieurs d'églises modernistes, sera également visible à M.
« Sainte Rita est la patronne des cas désespérés. La série doit son nom à la superbe église des années 1960 conçue à Harelbeke par Léon Stynen et Paul De Meyer. J'ai été fascinée par son intérieur, son “corps”, et par les objets habituellement présents dans les églises comme les candélabres, les lutrins, les crucifix… Ils se situent à la croisée de l'objet usuel et de l'objet d'art. On retrouve aussi dans mes tableaux des détails de ces objets. »


« Les toiles de la série “Sainte Rita” n'ont pas été tendues sur un cadre. Elles sont présentées sur cinq structures en bois différentes rappelant les chevalets de peintre, qui sont disposées librement dans l'espace. L'installation joue sur un conflit de spatialité, entre d'une part le côté bidimensionnel des églises représentées et d'autre part la disposition dans l'espace de la surface peinte. Il se crée pour ainsi dire un nouveau “corps” dans l'espace intermédiaire. »


« J'aime les tableaux en tant qu'objets matériels, j'aime leur présence physique. Mais en même temps je suis rebutée par le côté lent, artisanal, presque vieillot du processus de fabrication. Je pars en quête du côté programmatique, schématique, sériel, et simultanément du peu d'espace qui reste encore disponible pour la dimension affective à l'intérieur de ce cadre. Cette tension, cette friction me fascine, et en même temps elle me contrarie parfois. J'ai un rapport amour-haine avec la peinture. »

Leen Voet, vue de l'exposition « Sint-Rita » in « Un Scene III », Wiels, Brussel, 2015

Leen Voet, vue de l'exposition « Sint-Rita » in « Un Scene III », Wiels, Brussel, 2015 © Leen Voet

M comme source d'inspiration

Tout spécialement pour l'exposition, vous avez aussi réalisé plusieurs nouvelles œuvres. Vous avez puisé votre inspiration dans la collection de M.
« La représentation par des artistes de leur propre atelier et de celui des autres m'intéressait depuis quelque temps déjà. Au moyen de la base de données erfgoedplus.be, j'ai fait des recherches dans la collection de M et j'y ai trouvé six tableaux des XIXe et XXe siècles. Je suis allée les regarder plus en détail dans le dépôt de M, et pour finir j'en ai retenu trois. Ils représentent tous en détail un atelier d'artiste et accordent une grande attention à l'aspect spatial. J'ai sélectionné ces trois œuvres parce qu'à l'intérieur du tableau, l'accent se déplace de la représentation d'un espace à un portrait de l'artiste lui-même, sans qu'il ne soit représenté. C'est l'identification de l'artiste à son atelier que je trouve remarquable. »


« Ensuite j'ai procédé comme pour les autres séries. Avant de me mettre à peindre, j'ai réalisé en mode numérique des dessins schématiques reprenant la composition des originaux. On reconnaît toujours les tableaux des XIXe et XXe siècles, mais la représentation est réduite au strict minimum. Une grande partie du contenu visuel a été retirée ; seul le schéma de l'original subsiste. C'est comme dans le tableau “Le Modèle” du peintre de genre du XIXe siècle Paul Haesaert, représentant un peintre qui fait le portrait d'une jeune femme. Par terre on voit un bout de tissu froissé – est-ce un chiffon du peintre, ou peut-être le sous-vêtement du modèle ? À côté de la jeune femme est assise une femme plus âgée, qui pourrait être sa mère. Elle l'accompagne apparemment pour veiller sur sa vertu. Ces détails – les dessous suggestifs et la mère vigilante – indiquent combien la société était encore sexiste à l'époque ; c'est pourquoi je les ai enlevés. Au fond du tableau, on voit Haesaert peindre un tableau posé sur un chevalet – un tableau dans le tableau, ce qu'on appelle une mise en abyme. J'en ai conservé les contours. »


« Les originaux de la collection de M sont beaucoup plus petits que mes reprises. Mais à côté de chacune des nouvelles œuvres, je présente une toile monochrome aux dimensions de l'original. Les titres des œuvres renvoient aussi aux originaux, même si ceux-ci ne sont pas visibles. »

Atelier Leen Voet

© Eva Beeusaert pour M Leuven

Autoportrait en uniforme scolaire

Pour l'exposition à M, vous avez aussi réalisé pour la première fois des autoportraits.
« Oui, c'est une nouveauté pour moi. J'ai travaillé à partir d'un autoportrait que j'avais peint alors que j'avais dix-sept ans, également comme travail imposé au cours des humanités artistiques. Pour l'original, je m'étais servie de la technique de grisaille des Primitifs flamands. Il me représente vêtue de mon uniforme scolaire, mais ne semble pas complètement achevé. »

 

Vous l'avez déjà évoqué : dans votre travail vous sondez aussi les rapports entre hommes et femmes dans l'art et dans la société en général.
« Mon travail ne concerne jamais directement les rapports hommes-femmes, mais des modèles de rôles masculins y sont incontestablement présents. Ainsi les titres comprennent souvent des noms masculins : Bernard, Paul & Constant, Bert Vandael, Felix pour la série autour de Felix De Boeck… Ils représentent l'église, la famille, les rapports entre professeur et élève, la condition d'artiste… »

Curieuse de voir ça !

Cette exposition est votre toute première rétrospective personnelle. Qu'en attendez-vous ?
« C'est la première fois que je réunis différentes séries. Je suis curieuse de voir comment les visiteurs vont les ressentir. J'espère que cela leur fournira une meilleure compréhension de mon travail. »


« L'exposition s'accompagne aussi de la première monographie sur mon travail, illustrée de vues des salles d'exposition et de reproductions des nouvelles œuvres. C'est agréable de monter une expo dont il restera des traces. »

Leen Voet, du 07.04.23 au 10.09.23