Une exposition très particulière à M: « Albâtre »
Albâtre
Cet automne, M présente une exposition très particulière : à travers plus de 130 œuvres d’art, nous racontons l’histoire de l’albâtre en Europe, de ses débuts à l’aube du XIVe siècle à son point d’orgue au XVIIe siècle. Un must pour tous les amateurs d’art, non seulement en raison des nombreuses pièces exclusives, mais aussi pour l’éclairage nouveau que l’exposition et les recherches qui la sous-tendent apportent sur l’histoire de l’art européen.
L’exposition « Albâtre » est l’enfant spirituel de Marjan Debaene (M) et de Sophie Jugie (Musée du Louvre) et constitue d’emblée la première grande collaboration entre les deux musées.
Sophie : « Je suis la directrice du Département des Sculptures, où je me concentre sur l’art de la sculpture aux XVe et XVIe siècles. L’albâtre – une sorte de pierre particulière – était un matériau très utilisé à cette époque, mais nous avons constaté que nos connaissances présentent des lacunes. Lors de la restauration de la tombe de Philippe le Hardi à Dijon, nous avons par exemple remarqué qu’il était impossible de retrouver la provenance de l’albâtre. De certaines parties, nous ne savions même pas avec certitude si elles étaient en marbre ou en albâtre ! Dans notre collection, nous avions une tête en albâtre que nous présumions avoir appartenu à une statue de saint Augustin provenant du monastère de Brou. Mais des doutes subsistaient, car la tête était assez petite par rapport au corps. »
« Pour répondre à ces questions, nous avons lancé en 2010 un programme de recherche sur l’utilisation de l’albâtre en France du XIVe au XVIe siècle, l’âge d’or de l’albâtre, disons. Nous trouvions particulièrement important de pouvoir retracer l’origine de l’albâtre. Cela nous permettrait de mieux situer les œuvres. »
« Nous nous sommes associés au Laboratoire de recherche des monuments historiques, qui dépend du ministère français de la Culture et possède un département de géologie très compétent. Les chercheurs y ont élaboré une analyse isotopique, en collaboration avec des collègues du Bureau des recherches géologiques et minières. Une telle analyse existait déjà pour le marbre. Nous avons d’abord examiné des œuvres bien documentées, dont nous connaissions l’origine de l’albâtre. Nous avons ainsi testé l’analyse isotopique et elle s’est avérée extrêmement fiable. »
« Puis nous avons étendu le programme et avons commencé à analyser des œuvres dans toute la France. Nous avons organisé des journées d’étude et publié nos résultats. Des recherches classiques en histoire de l’art nous ont permis de prouver que cette tête appartenait bien à saint Augustin et l’analyse isotopique a montré que l’albâtre provenait du Jura. Ces recherches ont rapidement attiré l’attention d’autres collègues de toute l’Europe. Nous avons par ailleurs établi des contacts nous-mêmes, notamment avec Marjan. Il ne nous avait pas échappé qu’elle avait accompli un travail formidable sur la sculpture à la fin du Moyen Âge. Nous nous sommes vus à des conférences, je lui ai rendu visite, nous avons échangé des points de vue, et un jour elle m’a dit : “Tiens, je voudrais organiser une exposition sur l’albâtre”. J’ai immédiatement répondu : “Excellente idée !” (rires) ».
Nouvelles histoires
Marjan (chef du département d’art ancien de M) : « En 2017, nous avions déjà organisé ensemble une conférence sur la sculpture médiévale à Paris. Là, il s’est avéré que travailler ensemble coulait de source – pas seulement les discussions, mais l’organisation aussi. Qui plus est, l’équipe de Sophie a obtenu tous ces résultats intéressants et il est toujours bon d’avoir de nouveaux récits à partager quand on monte une exposition. Ces recherches méritent d’être mises en avant, non seulement dans des revues spécialisées et des colloques, mais aussi dans une exposition destinée au grand public. »
Sophie : « Nous espérons bien entendu qu’ « Albâtre » attirera l’attention d’autres chercheurs. Au cours des dernières années, nous avons constaté que de nombreuses œuvres étaient mal identifiées dans des catalogues ou des bases de données de musées. Il est souvent difficile de faire la différence entre l’albâtre et le marbre. Le raisonnement est alors le suivant : c’est blanc, c’est poli – ce doit être du marbre. Quand les chercheurs consulteront la publication sur cette exposition, ils pourraient voir les choses sous un angle différent. Qui sait ce que nous allons encore découvrir ? »
Marjan : « L’exposition présente une telle œuvre : Sainte-Catherine de Courtrai, un chef-d’œuvre flamand. On a longtemps douté s’il s’agit d’albâtre ou de marbre. Au Moyen Âge, on confondait ces termes, ce qui embrouille bien sûr encore davantage les choses. Initialement, nous voulions montrer la sculpture comme illustration de ce doute, puis nous nous sommes dit : et si nous la faisions examiner, nous saurions une bonne fois pour toutes. Elle s’est avérée être en albâtre anglais – un résultat vraiment très important. »
Précieux
Sophie : « Ce qui a également été essentiel pour l’exposition, c’est le réseau ARDS (Association pour la recherche et la documentation de la sculpture du Moyen Âge et de la Renaissance) que M a mis en place. Dans toute l’Europe du Nord, on connaît M comme le musée qui unit les chercheurs. Ce que nous n’avons pas au Louvre ! Certes, il y a des contacts avec des collègues à Bruxelles, Amsterdam, Francfort… Mais on ne peut pas vraiment parler de réseau. Marjan récolte les fruits de ce qu’elle a semé il y a des années. Nous n’aurions jamais pu monter l’exposition sans tous ces chercheurs et conservateurs reliés par l’ARDS ».
Marjan : « Notre comité scientifique était précieux. Dès le début, nous savions clairement que nous voulions organiser une exposition sur l’albâtre en Europe, pas seulement en France ou dans les Plats Pays. Heureusement, nous avons trouvé des experts de toute l’Europe disposés à nous épauler. Au cours des réunions préparatoires, ceux-ci nous ont sans cesse suggéré des pièces à montrer. Prenez notre experte espagnole, la professeure Carmen Morte Garcia de l’Université de Saragosse, je pense qu’elle connaît littéralement toutes les pièces d’albâtre d’Espagne. Elle sait où elles sont conservées et qui en est responsable. Grâce à toute cette aide, nous avons pu monter une très grande exposition : 130 pièces, couvrant quelque 350 ans d’histoire de l’art – du XVIe au XVIIe siècle. Nous occupons à peu près tout le premier étage du musée. Il y aura de nombreuses œuvres exclusives à voir, mais nous aborderons également la recherche sur les isotopes et le matériau lui-même. »
Pierre chaude
Sophie : « Et nous expliquons comment l’albâtre a conquis l’Europe. Au début, c’était un matériau très exclusif, utilisé à la cour de France et d’Angleterre comme alternative au marbre. Peu à peu, l’albâtre s’est introduit dans d’autres milieux : églises et monastères, clergé, aristocratie… Nous montrons, par exemple, un grand monument funéraire de la collection du Louvre, fabriqué au milieu du XVIe siècle pour l’amiral Chabot, qui n’était pas membre de la famille royale. À cette époque, l’usage de l’albâtre était totalement intégré et comme il était assez facilement disponible, l’aristocratie pouvait commander des œuvres d’art aussi spectaculaires. »
Marjan : « L’albâtre était très souvent utilisé pour les monuments funéraires et pour les représentations liées à la mort. Je pense qu’ « Allégorie de la mort » est une des pièces très intéressantes de l’exposition. Et très morbide : un cadavre en décomposition, un squelette avec ici et là encore quelques lambeaux de chair décomposée. »
Sophie : « Cette œuvre était très connue et appréciée à Paris. Elle provient du Cimetière des Innocents, un cimetière aujourd’hui disparu. L’albâtre permet de travailler dans les moindres détails et donc de représenter tous ces éléments macabres de manière réaliste. Les gens associaient autrefois l’albâtre à la peau humaine, au corps humain : il a un aspect légèrement rosé et il est chaud quand on le touche, pas aussi froid que le marbre. Il est fragile en plus : si vous le mettez à l’extérieur, il est rapidement corrodé – un parallèle avec la décomposition. Donc un matériau approprié pour les monuments funéraires. »
Royaume-uni
Sophie : « Un certain temps, l’albâtre était le matériau par excellence pour les retables, les grandes œuvres d’art placées au-dessus des autels. Au Moyen Âge, les Plats Pays étaient renommés partout pour ces objets alors surtout sculptés dans du bois. Mais petit à petit, l’albâtre a remplacé le bois et des centres de production de retables en albâtre ont émergé dans toute l’Europe : en Angleterre, à Bordeaux, en Pologne, à Malines… Ces pièces se composaient généralement de trois, cinq ou sept panneaux. Dans l’exposition, vous pouvez admirer un exemplaire complet provenant d’Angleterre. C’est exceptionnel, car au XIXe siècle, d’innombrables panneaux furent vendus séparément à des amateurs d’art en réponse à un engouement du marché de l’art de l’époque. »
Marjan : « Nous avons dédié une salle entière aux retables. On y trouve une très belle œuvre de Jean ou Jehan Mone (1480-1554), maître artiste de Charles Quint et l’un des premiers sculpteurs de style Renaissance aux Plats Pays. Il travaillait à Malines, devenu un important centre de production de sculptures en albâtre à la fin du XVIe siècle. On y réalisait, entre autres, de petits reliefs à usage privé – des pièces de dévotion pour les citoyens fortunés. On pourrait presque parler de production de masse, mais de haute qualité. »
Grumeleux
Marjan : « Dans le premier et le dernier espace de l’exposition, nous faisons une petite excursion vers l’art contemporain, car l’albâtre est toujours utilisé de nos jours. Sans vouloir en dresser un panorama complet, car cela donnerait une exposition totalement différente. Mais nous avons inclus quelques pièces de Sofie Muller, une artiste gantoise fascinée par l’albâtre. Dans la première salle, vous verrez six portraits psychologiques, comme elle les appelle : six têtes pour lesquelles elle a utilisé les imperfections du matériau. L’albâtre s’extrait en général sous forme de tubercules rugueux, inégaux et bosselés de l’extérieur. Et l’on ne sait jamais ce qu’on va trouver à l’intérieur : des bulles d’air, des décolorations, une fissure peut-être… Au Moyen Âge, on aurait jeté un tel tubercule, mais Sofie affectionne ces imperfections. Elle ne sait jamais à quoi ressemblera le résultat final avant qu’il ne soit terminé. »
« Spécialement pour le dernier espace, elle a créé une nouvelle œuvre, une réponse à un chef-d’œuvre absolu de notre région et de notre musée : le retable de Sainte-Anne du couvent des Célestins à Heverlee. Une œuvre très impressionnante : elle se compose de quatorze bas-reliefs et mesure plus de six mètres de haut. Sainte Anne est la mère de Marie, et donc la grand-mère de Jésus. La fille de Sofie s’appelle Anna et c’est pourquoi l’artiste a fait des sculptures en albâtre de type iconographique dit sainte Anne trinitaire : sa fille, elle-même et sa mère ».
Sophie : « Le retable de Sainte-Anne date de 1610, juste après l’apogée de l’albâtre. Un nouveau chapitre de l’histoire de l’art s’ouvre : les artistes prennent le relais des artisans et la peinture devient la forme d’art la plus importante. Les retables sont désormais peints pour la plupart, les monuments funéraires se font plus rares et le marbre commence à supplanter l’albâtre. Le retable de Sainte-Anne est l’un des derniers fleurons de la production d’albâtre, tout du moins dans les Plats Pays. Et c’est aussi une pièce locale, donc idéale pour clôturer l’exposition ».
L’exposition a été rendue possible grâce au soutien de M-LIFE et de la Banque Delen.
Quel matériau est l’albâtre ?
L’albâtre est une pierre généralement blanche qui ressemble fort au marbre. Beaucoup plus souple cependant, l’albâtre est donc plus facile à travailler. Il existe un certain nombre de gisements en Europe, notamment au nord des Alpes. On pouvait donc l’obtenir plus facilement que le marbre : celui-ci devait être acheminé d’Italie vers le nord de l’Europe par la Méditerranée et la côte atlantique.
L’albâtre présente un inconvénient majeur : il se dissout dans l’eau et n’est donc pas adapté aux sculptures et aux œuvres d’art d’extérieur.
Analyse des isotopes, dites-vous ?
Pour clarifier ce qu’est l’analyse isotopique, nous devons revenir aux cours de chimie du lycée. Un atome est constitué d’un noyau de protons et de neutrons, entouré d’un nuage d’électrons. Le nombre de protons détermine l’élément dont il s’agit : par exemple, avec deux protons, on a de l’hélium, avec 29, du cuivre. Cependant, le nombre de neutrons dans le noyau peut différer. Par exemple, le cuivre peut avoir 34 ou 36 neutrons. Des atomes ayant le même nombre de protons, mais un nombre différent de neutrons sont appelés des isotopes. Le rapport entre les différents isotopes d’un même élément diffère généralement d’un site à l’autre. En principe, l’analyse d’isotopes bien choisis permet donc de découvrir l’origine d’un produit.
Les chercheurs du Laboratoire de recherche des monuments historiques ont réussi à attribuer très précisément un site de provenance de l’albâtre grâce à l’analyse isotopique des éléments chimiques que sont l’oxygène, le soufre et le strontium.